Le sens d’un derby
Il y a des mots que
le football a usés jusqu’à la corde, mais qui continuent d’exercer une
fascination intacte. Derby est de ceux-là. Il évoque immédiatement ces matches
où l’on quitte le territoire du simple résultat sportif pour entrer dans la
mythologie, là où la mémoire collective se mêle à la ferveur populaire. Car un
derby n’est jamais seulement un affrontement : c’est un choc de cultures, de
territoires et parfois de classes sociales.
Dans le grand livre
du football mondial, certains derbys occupent des chapitres entiers. Le
Superclásico argentin entre Boca Juniors et River Plate, théâtre d’une passion
incandescente, oscille entre gladiature populaire et drame social. À Glasgow,
le Old Firm oppose le Celtic et les Rangers, deux mondes, deux histoires, deux
identités qui se répondent et s’affrontent. À Milan, le Derby della Madonnina
rappelle que même les plus grandes cités peuvent se diviser sur un ballon.
Madrid a son duel entre le Real et l’Atlético, Istanbul son triptyque enfiévré,
et l’Égypte son bouillant Al Ahly – Zamalek, peut-être l’un des derbys les plus
vibrants du continent africain.
La Côte d’Ivoire,
elle aussi, possède sa page mythique. Le derby ASEC / AFRICA n’a jamais été un
simple match. C’est l’union (ou la dispute) de deux imaginaires, deux écoles
qui structurent la mémoire du football ivoirien. C’est une affaire d’héritage,
de récits, de quartiers, de familles même. Un derby, au fond, c’est cela : une
rencontre qui précède le calendrier, dépasse les joueurs et survit aux
générations. C’est un match où les supporters ne viennent pas seulement
soutenir, mais se reconnaître.
L’affiche de ce jeudi
au stade Olympique Alassane Ouattara d’Ébimpe entre l’ASEC Mimosas et le FC San
Pedro est belle, incontestablement. Le niveau, l’enjeu et les ambitions donnent
du relief à la rencontre. Mais il faudra de décennies avant qu’il ne devienne
un véritable derby. Un derby ne s’invente pas : il se construit, patiemment,
dans le temps long, dans les oppositions répétées, dans les blessures sportives
et les joies mémorisées. Or le FC San Pedro, performant et structuré qu’il
soit, n’a pas encore d’histoire, ni de symbolique, ni de profondeur populaire
suffisante pour incarner ce rôle.
Alors
oui, vivement le retour de l’Africa Sports en Ligue 1. Car un vrai derby, le
vrai derby ivoirien, a besoin de ses deux pôles, de ses deux mythes, de cette
tension unique qui ne s’explique pas mais se ressent. Et cela, aucun
calendrier, aucune mode, aucune affiche éphémère ne pourra jamais le remplacer.
Benoît
YOU